Éric BARATAY, L'Église et l'Animal (France, XVIIe-XXe siècle), Paris, Éd. du Cerf, 1996, 382 p.

En 1665, un curé du diocèse de Clermont-Ferrand portait le Saint-Sacrement dans une ferme assez éloignée ; il faisait porter un fusil par son clerc et, découvrant du gibier en cours de route, il quittait le Saint-Sacrement et, les armes à la main, poursuivait sa proie (p. 112). En 1695, l'évêque d'Auxerre expliquait : "Les figures d'animaux étant plus capables d'offenser les yeux des fidèles (dans les églises) que de les exciter à la dévotion, nous avons eu soin de les faire ôter dans le cours de nos visites." Mais déjà en 1668 un archidiacre du diocèse de Chartres avait fait enlever une statue équestre de saint Martin, parce que "le cheval tournait le derrière au Saint-Sacrement" (p. 132). Au cours du XVIIe siècle on commence à juger aberrantes les excommunications d'animaux, mais les lâchers de colombes le jour de la Pentecôte ne commencent à disparaître qu'un siècle plus tard (p. 137-138). L'A. rapporte de nombreux faits de ce genre, qui viennent égayer un propos que la seule rigueur des statistiques aurait rendu austère. Son étude est rigoureuse, précise et fouillée, dans les limites fixées, que le titre indique clairement et dont il justifie le choix (p. 7-9). Dans l'introduction il expose sa méthode et présente le domaine étudié : par Église il entend, pour l'époque retenue, l'institution officielle dans ses déclarations et dans l'iconographie des églises et des ouvrages religieux, mais tout au long de son parcours il informe sur la réception de ces orientations par la masse des fidèles. Il distingue quatre périodes aux frontières mouvantes. La première (v. 1600-1670) place l'animal juste en dessous de l'homme et voit en lui un intermédiaire dans la relation avec Dieu. La seconde période (vers 1670-1830) est guidée par la Réforme catholique et la séparation entre le monde matériel et le monde spirituel, elle dévalorise l'animal et le rejette hors de l'univers sacré (le cheval de saint Martin et les colombes évoquées plus haut !). Dans la troisième période (v. 1830-1940) les clercs oscillent entre la fidélité aux sentiments antérieurs, le retour à ceux des débuts du XVIIe siècle et l'adoption de conceptions nouvelles. L'époque actuelle (depuis 1940) connaît un éclatement dans le monde catholique entre une tendance majoritaire réalisant un détachement sensible vis-à-vis de l'emprise des cycles naturels et une autre, minoritaire, approfondissant une volonté de protection issue de la période précédente. Ces attitudes sont influencées par les représentations philosophiques, culturelles, scientifiques et économiques autant que théologiques. C'est ce que l'A. démontre d'une façon magistrale, en livrant une mine d'informations sur le cadre de la vie chrétienne pendant ces périodes. De la sorte, il ouvre des perspectives éclairantes non seulement sur la place des animaux dans la conscience catholique, mais encore sur la manière dont les lois, règlements, mandements et autres actes de l'institution ecclésiastique ont été reçus par les chrétiens de la base.

Marcel METZGER

André BENOÎT et Charles MUNIER, Le Baptême dans l'Église ancienne (Ier-IIIe siècles), Berne, Éd. Peter Lang, 1994, collection "Traditio christiana" IX, XCV et 276 p.

La retraite active de nos deux collègues strasbourgeois nous vaut cet excellent et très utile recueil de textes sur les pratiques baptismales dans l'Église ancienne. Selon les usages de la collection, le volume propose des documents, numérotés de 1 à 218, dans le texte original, quand il s'agit du grec et du latin, et avec la traduction française, une édition avec traduction allemande étant également disponible. La palette des documents retenus est large : textes juifs, enseignements et règlements de l'époque apostolique, littérature pseudo-apostolique, premiers théologiens chrétiens, écrits gnostiques, passions de martyrs, décisions conciliaires, inscriptions. Une substantielle introduction présente les institutions baptismales, depuis les pratiques de Jean Baptiste jusqu'à la veille du concile de Nicée (p. XI-XXXV), et la théologie du baptême, de saint Paul à Origène et Cyprien (p. XXXVI-LXXV). S'y ajoutent une abondante bibliographie (p. LXXV-XCIV) et des tables (citations bibliques, répertoire des documents, index analytique, p. 263-276). Ce volume témoigne à son tour de l'importance scientifique de la collection Traditio christiana et des principes qui la gouvernent, essentiellement en raison de l'accès direct aux documents, présentés à l'état brut, les indications pour leur compréhension étant fournies dans une introduction. En ce qui concerne les pratiques baptismales primitives, c'est certainement la meilleure façon de procéder. La sélection opérée par les deux auteurs dans la documentation des trois premiers siècles reflète très justement la situation de cette époque, où les Églises étaient en quelque sorte livrées à elles-mêmes, une grande part de leur énergie étant absorbée par la lutte pour la survie, au gré des persécutions, dans un certain isolement les unes par rapport aux autres et sous la menace de contaminations par les courants religieux ambiants, du judaïsme au paganisme, en passant par toutes les variantes gnostiques et autres. Cette époque n'a permis qu'une lente émergence vers l'harmonisation des pratiques liturgiques et canoniques, ce dont l'introduction rend compte avec justesse. L'accès direct aux textes permet au lecteur de poursuivre ses propres recherches, sans être lié par les hypothèses présentées, et je n'ai pas manqué de me livrer à une telle opération à propos de la prétendue Tradition apostolique. Dans ce document, en effet, il n'est pas fait mention des fêtes pascales comme période baptismale (n° 130), c'est dans le Commentaire sur Daniel qu'est justifiée la haute convenance de la Pâque pour le baptême (n° 128). Or non seulement l'attribution de la Tradition apostolique à un certain Hippolyte de Rome est des plus hypothétique, ce qui semble admis dans l'index p. 272, où ce document est classé à part, mais même l'identité de cet Hippolyte n'est pas assurée, puisque saint Jérôme lui-même ignorait de quelle cité l'auteur du Commentaire sur Daniel était évêque (voir J. P. BOUHOT, "L'auteur romain des Philosophoumena et l'écrivain Hippolyte", dans Ecclesia Orans 1996/1, p. 147). Si la publication de ce neuvième volume de la collection Traditio christiana répond très utilement à l'attente des chercheurs, on regrettera cependant que la légendaire précision qui a fait la célébrité de l'horlogerie suisse ne se soit pas entendue à l'édition, la haute qualité scientifique de cette publication étant quelque peu ternie par les fautes d'impression qui ont subsisté et dont saint Cyprien lui-même (n° 171-197) a été victime, puisqu'il a été oublié dans la table des citations patristiques (p. 270).

Marcel METZGER

Philippe BERNARD, Du chant romain au chant grégorien, Paris, Cerf, coll. "Patrimoines, christianisme", 1996, 986 p.

Seuls les spécialistes de l'histoire du chant liturgique latin sont à même d'apprécier pleinement cette volumineuse étude, qui comporte des chapitres très techniques sur la modalité du chant romain, les formes archaïsantes et les formes authentisantes, la psalmodie responsoriale, l'hybridation des deux chants, romain et grégorien, etc. Mais comme ces évolutions sont situées avec clarté et précision dans leur contexte historique, l'ouvrage de Ph. Bernard intéresse aussi l'histoire des institutions ecclésiastiques et des livres liturgiques latins, des origines jusqu'au XIIIe siècle : schola cantorum, calendrier, cérémoniaux, réformes et restaurations politiques et ecclésiastiques, liturgies occidentales (Gaule, Espagne, Milan, etc.), cathédrales et monastères, curie romaine, chanoines et ordres mendiants, etc. Sur toutes ces questions, l'A. a réuni une masse impressionnante d'informations documentaires et bibliographiques et mis en œuvre un savoir encyclopédique sur les liturgies latines. Il présente presque tous les livres liturgiques latins, dans la variété de leurs destinations et de leurs utilisateurs, et reconstitue, tant que faire se peut, les réseaux d'influences et de filiations. Au passage je n'ai pas manqué de noter et d'apprécier les réserves de l'A. quant à l'attribution de la prétendue "Tradition apostolique" à Hippolyte de Rome (p. 60). La formulation est parfois trop abrupte, voire équivoque. Ainsi, quand l'A. écrit : "deux éléments, dans la liturgie de Rome, indiquent bien que la Pâque annuelle est plus ancienne que le dimanche hebdomadaire" (p. 104), que faut-il comprendre par "liturgie de Rome" ? S'agit-il des formes connues par les livres romains, qui sont tous postérieurs au VIe siècle et exclure, de cette observation, les formes de la liturgie pendant les trois premiers siècles ? Car la querelle pascale au temps du pape Victor (vers 190) atteste clairement que la célébration dominicale était bien en place, avant que les Églises ne s'accordent sur une pratique pascale commune.

Marcel METZGER

François BOESPFLUG et Yves LABBÉ (dir.), Assise 10 ans après, 1986-1996, Paris, Cerf, 1996, 302 p.

Dans les négociations avec les États, les représentants de l'Église catholique se retrouvent de plus en plus souvent en compagnie de leurs homologues d'autres religions. Ce volume consacré aux suites de la rencontre d'Assise (27 octobre 1986) intéresse donc le canoniste. Les éditeurs ont réuni des textes officiels, à savoir les discours du pape Jean-Paul II concernant cet événement (p. 39-61), des "regards sur la journée d'Assise" (p. 65-153) et des études sur ses conséquences (p. 157-286). Les différentes contributions traitent des principaux enjeux d'une telle rencontre entre les religions : les actes prophétiques (F. Boespflug), la prière (F. Wernert et F. Boespflug), le témoignage éthique (M. Clavier), la paix des peuples (Y. Labbé), le salut en Jésus Christ (M. Deneken), le dialogue interreligieux (Y. Labbé). Ces apports sont très éclairants, autant par la part d'information qu'ils fournissent que par les réflexions menées, à partir des ressources de la philosophie, de la théologie et de l'histoire, sur différents aspects de la rencontre des religions, dont la notion de tolérance (p. 139 s.), la philosophie du dialogue (p. 266 s.), les conditions et les formes de la prière, la disponibilité à l'Esprit Saint (p. 210, 215) et tant d'autres. Bien des questions restent ouvertes (voir les nombreux points d'interrogation dans les titres), dont celle de la prière. À ce propos, on peut s'interroger sur le bon usage du vocabulaire technique chrétien, en grande partie d'origine assez récente : est-il le plus adapté au dialogue entre les religions ? Ainsi, le terme liturgie n'est entré dans le langage théologique que tardivement, pour désigner une part, certes la plus importante, de la prière chrétienne. Mais dans l'Antiquité chrétienne, la réflexion théologique, qui n'ignorait pas les autres pratiques religieuses, s'exprimait par les termes de religion, piété, culte et adoration. Une étude comparative, à ce propos, pourrait s'avérer utile. Les réflexions sur les décalages dans l'information, selon qu'elle s'exprime par l'image (les photos de la journée d'Assise) ou par les déclarations officielles, sont également très stimulantes (p. 221). Elles conduisent à proposer une certaine ascèse de l'arcane (p. 242). L'ensemble de ces contributions est d'une grande qualité scientifique ; les auteurs fournissent, chacun dans son domaine, des informations bibliographiques et l'état des recherches. Aussi le lecteur éprouve-t-il quelque déception à la lecture des p. 157-176, sur les apports du concile Vatican II concernant la révélation (une contribution achevée, semble-t-il, le 14/2/96). Le lien avec la journée d'Assise n'y est perceptible que par la citation de quelques extraits d'un discours du pape (l'auteur aurait pu renvoyer aux pages précédentes, 42-43), la longue note sur le mot sacrement (p. 162) est hors sujet, car ce mot est absent du texte, tout au plus trouve-t-on deux occurrences de l'adjectif sacramentel, employé dans un sens large (p. 169-170). Quant à l'application indifférenciée du même terme révélation à des phénomènes de nature diverse, elle obscurcit le propos. S'il s'intéresse aux semina Verbi (p. 160 s.), au concept de christianité (p. 172), au discours de s. Paul à Athènes (p. 173) ou à l'inculturation (p. 175), le lecteur dépassera vite ces quelques pages décevantes et trouvera sur ces mêmes questions des apports plus substantiels aux p. 207 à 218.

Marcel METZGER

 

Edouard Bonnefous et Patrick Valdrini (sous la direction de), La Société dans les encycliques de Jean Paul II , Paris, Les Éd. du Cerf /Fondation Singer-Polignac, 2000, 150 p.

Les Éditions du Cerf et la Fondation Singer-Polignac publient les actes d'un colloque qui s'est tenu à l'Institut de France en février 2000. Les auteurs des communications sont des uni­versi­taires : Henri Madelin, Jean-Yves Calvez, Patrick Valdrini, Roland Minnerath, Jean-Paul Durand.

Patrick Valdrini introduit la première partie du colloque en rappe­lant les grands traits de l'histoire des encycliques, soulignant l'apport de Jean Paul II à ce genre tout à la fois théologique et canonique (p. 17-23). Henri Madelin développe ensuite les grandes lignes de la conception pontificale de la société (p. 33-59). Le carac­tère démocratique est fondamental : mais la démocratie n'im­plique pas seulement le droit des individus de participer à la déci­sion politique, notamment par le choix des gouvernants. Il faut avant tout que soient respectés les droits et libertés fonda­mentaux. Et, selon la formule d'Henri Madelin, pour le pape, « la liberté religieuse est l'aune permettant de mesurer la valeur des autres libertés juridiques » (p. 39). En revanche, lors­qu'il traite des ques­tions économiques, le Saint-Père semble avoir des ambitions plus modestes que ses prédécesseurs. Toute idée de troisième voie ayant été abandonnée, il s'agit « de promouvoir le développement intégral de la personne humaine, de travailler à la libération des hommes et à leur orientation vers le bien commun. En énonçant ces principes, l'Église présente sa doctrine sociale non pas comme une nouvelle solution aux problèmes du temps, mais comme une réorientation des questions d'aujourd'hui, comme un recours ultime face à l'échec d'autres solutions » (p. 57).

La seconde partie est ouverte par une contribution de Mgr Minne­rath, portant sur « l'Église, société spécifique » (p. 63-74). L'auteur souligne le lien entre l'Église-mystère de communion et l'Église-société : « Vatican II a montré qu'il était impossible d'isoler un seul aspect de la réalité complexe de l'Église. L'Église est communion avec les personnes divines, réalité invisible, et en même temps unité sacramentelle d'une communauté de foi organi­sée en ce monde » (p. 69-70). Est étudiée l'auto­compréhen­sion de l'Église comme société indépendante et autonome. Elle constitue ainsi, bien que le terme soit « devenu désuet » (p. 71), une société parfaite. Mgr Minnerath met en avant la continuité de Vatican II avec la doctrine du droit public ecclésiastique.

Mais l'analyse de Mgr Minnerath n'est pas partagée par le profes­seur Romeo Astori (« Église et société entre droit séculier et droit canonique », p. 84-95). Pour cet auteur, « cette théorie semble maintenant avoir été abandonnée et […] il est difficile de retrouver, dans la culture théologique et philosophique de Jean Paul II, moins lié aux courants de la culture juridique ecclé­siastique, la notion de societas perfecta  » (p. 89).

François-Xavier Dumortier traite des aspects éthiques de la conception de la société par Jean Paul II (« Exigences éthiques pour une communauté humaine, Exigences pour l'Église catho­lique », p. 75-83). Il met en avant les éléments constitutifs, pour le Souverain Pontife, d'une communauté humaine organisée : 1) la reconnaissance par l'homme de la grandeur de la personne humaine ; 2) la primauté de l'éthique ; 3) les droits de l'homme ; 4) l'existence de groupes autonomes entre l'individu et l'État ; 5) la miséricorde ; 6) la reconnaissance de la contingence de toute forme politique (p. 80-82).

Le professeur Giovanni Barberini (« Les rapports entre l'Église et les États », p. 105-127) remarque que les interventions du Saint-Siège sur la scène internationale ne se limitent pas aux questions purement spirituelles. Au contraire, les interventions concernent les principaux domaines de la vie de tout individu, en particulier la nécessité de protéger les droits fondamentaux.

La dernière communication, émanant du doyen Jean-Paul Durand (« À propos de la mise en œuvre d'un enseignement social et politique de Jean Paul II », p. 129-142), est plus métho­dolo­gique. L'auteur montre que l'analyse des encycliques du pape Jean Paul II est insuffisante pour « savoir plus précisément de quelle manière [il] délivre un message sur la société » (p. 136).

C'est une évidence. Et aucune des communications présentées à ce colloque ne s'est bornée à l'étude des encycliques. Le titre était donc mal choisi. Mais l'intérêt de la publication de ces actes est indiscutable et les communications sont fort enrichissantes.

Emmanuel Tawil

Piero Antonio Bonnet, Giudizio ecclesiale e pluralismo dell’uomo. Studi sul processo canonico, Torino, G. Giappichelli editore, 1998, XV-590 p. (Collana di studi di diritto canonico ed ecclesiastico, dir. Rinaldo Bertolino. Sezione canonistica, 22).

Les lecteurs de la Revue de droit canonique ont eu l’occasion, à diverses reprises, de voir figurer le nom du professeur P. A. Bonnet parmi les travaux recensés. Au début, il s’est surtout intéressé au droit matri­monial. En 1976, il a publié un grand ouvrage de plus de 600 pages sur la nature du mariage : L’essenza del matrimonio canonico (RDC, 27, 1977, p. 187). En 1979, une étude de plus de 400 pages sur la procédure de nullité du mariage dans des cas particu­liers : Il giudizio di nullità matrimo­niale nei casi speciali (RDC, 32, 1982, p. 76-77). En 1985, un travail sur le consentement matrimo­nial : Introduzione al consenso matrimoniale (RDC, 36, 1986, p. 83-84). Mais en plus du droit matrimonial, nous trouvons sous sa plume d’autres travaux. Ainsi, en 1990, il fait paraître, en collabora­tion avec C. Gullo, un ouvrage de plus de 600 pages sur Curie romaine dans la constitution apostolique Pastor Bonus : La Curia romana nella Cost. Apost. « Pastor Bonus » (RDC, 43, 1993, p. 143-144).

Outre les monographies, nous devons au professeur Bonnet de nombreux articles de revue et de non moins nombreuses contribu­tions à des ouvrages collectifs portant sur des thèmes très divers, mais toujours relatifs au droit canonique. On sait la difficulté que l’on a de retrouver le texte de certaines études, notamment de celles qui ont paru dans un ouvrage d’hommage rendu à un collègue. C’est pourquoi nous sommes reconnaissants au professeur Bonnet d’avoir réuni en un volume un certain nombre de ses études qui se rapportent à la procédure canonique. Elles constituent, en partie du moins, un véritable traité de droit procédural qui fait l’objet du livre VII du Code de droit canonique; on y trouve un excellent commentaire des canons étudiés.

La matière de ces diverses études a été répartie sous neuf rubri­ques ou parties. Il n’est pas possible d’en indiquer le contenu; nous devons nous contenter d’en donner les titres. Dans la première partie, intitulée : Introduction au procès canonique, l’auteur initie le lecteur aux différents aspects de la procédure canonique en général. Les thèmes traités sont les suivants : la fonction judiciaire (c. 1400-1403), le for compétent (c. 1404-1416), les degrés et les genres de tribunaux (diocésains, interdiocésains, métropolitains, Rote ro­maine, Signature apostolique; c. 1417-445), les règles de fonc­tion­ne­ment des tribunaux (c. 1446-1475), les parties en cause (c. 1476-1490), les actions et les exceptions (c. 1491-1500).

Les autres parties, de 2 à 9, sont consacrées, chacune, à un sujet particulier : 2, Les causes incidentes (c. 1587-1591); les parties qui ne se présentent pas à l’audience (c. 1592-1593). - 3. Les preuves : l’évaluation des preuves, le principe de la certitude morale, les témoi­gnages, les expertises, la reconnaissance des lieux et les présomp­tions. - 4. Le problème des sciences psychiques, psychologiques, psychiatriques dans l’économie du mariage canonique. - 5. Le juge et les expertises : la nature et la fonction de l’expertise, le rôle du juge et de l’expert dans la formation de la preuve, la nomination de l’expert. - 6. La sentence du juge et la certitude morale : la certitude absolue n’est pas requise. - 7. Le procès documentaire (c. 1686-1688) : la nature de cette procédure, les conditions de son appli­ca­tion, les sujets. - 8. Un Code dans la ligne de la jurisprudence : le caractère original de l’expérience juridique ecclésiale. - 9. Vérité et justice dans le procès canonique.

Telles sont les diverses questions que l’auteur aborde dans ces études, qui toutes sont munies d’abondantes notes de référence. Un index des sources et des documents (Écriture, conciles œcuméiques, documents pontificaux, synode des évêques, dicastères de la curie romaine), un index des noms et un bon index analytique des ma­tières complètent l’ouvrage.

René Metz

 

Alphonse BORRAS, Les Communautés paroissiales. Droit canonique et perspectives pastorales, Paris, Éd. du Cerf, 1996, 342 p.

C'est l'auteur lui-même qui, dans une brève introduction, indique la méthode utilisée dans la rédaction de l'ouvrage et décide de quelle manière on doit lire son œuvre : comme il s'agit d'un commentaire du CIC/1983, il ne faut pas lire l'ouvrage tout à la suite, mais plutôt le consulter de manière ponctuelle, à partir des questions que le lecteur se pose (p. 28).
Le lecteur attentif s'apercevra qu'il a affaire à un commentaire sui generis, dans la mesure où celui-ci ne suit pas canon après canon le texte du code et ne se limite pas à en expliquer les contenus et les conséquences. C'est un commentaire, comme l'auteur le précise, critique (c'est-à-dire scientifique et systématique) et pastoral (c'est-à-dire théologique et prophétique).
L'auteur précise en effet combien lui tient à cœur non seulement la paroisse telle qu'elle est aujourd'hui, mais aussi la paroisse telle qu'elle sera demain, en tenant compte des deux phénomènes qui caractérisent le futur de la communauté paroissiale : d'un côté la pénurie de prêtres, de l'autre la responsabilité croissante des croyants laïcs.
Les points charnières du livre (qui se divise en trois parties) sont respectivement le can. 515 § 1 qui définit la paroisse canonique et le can. 519 qui définit le curé de paroisse : à ces deux canons correspondent la première et la seconde partie. La troisième partie est liée à des questions qui concernent aussi bien la paroisse que son curé.
Du point de vue systématique, chaque partie est précédée d'une introduction spécifique suivie de trois chapitres. À la fin, une conclusion générale résume les données et les perspectives. Le livre est agrémenté d'une soigneuse sélection bibliographique (à laquelle il manque peut-être une contribution plus complète du domaine germanophone, particulièrement significative pour les deux phénomènes caractéristiques auxquels l'auteur fait référence, cela également parce que c'est dans le domaine germanophone que la responsabilité des laïcs est plus institutionnalisée, grâce aux disponibilités économiques), et des index opportuns, qui rendent aisée l'utilisation du commentaire.
La première partie examine donc la paroisse sur le plan canonique, en tant que communauté déterminée de fidèles, partie du diocèse et personne juridique publique.
La seconde partie examine la figure du curé de paroisse, compétences, droits et devoirs. En particulier (ch. VI) on analyse "les autres possibilités d'attribution de l'office pastoral".
Dans la troisième partie enfin, on présente la vie paroissiale dans ses aspects synergétiques : les différents ministères à l'intérieur de la paroisse, les conseils pastoraux, les rapports avec les autres circonscriptions diocésaines, avec les autres associations ou mouvements ecclésiaux. Finalement, on y prend en considération de manière particulière l'assemblée dominicale sans prêtre.
Maintenant que nous avons présenté l'œuvre dans son ensemble, nous voudrions relever, parce qu'ils contiennent beaucoup de nouvelles problématiques, les trois points peut-être les plus actuels : la pénurie de prêtres, la responsabilité des laïcs, les assemblées dominicales sans prêtre. Ils représentent des exceptions au principe d'univocité soutenu par le droit canonique, "une paroisse, un curé" par analogie au principe "un diocèse, un évêque". On pourrait observer que le principe de l'univocité n'a pas toujours été en vigueur, comme on peut le voir dans un passage du droit canonique classique tiré de la Summa de Simon de Bisignano sur le Décret de Gratien dans lequel on affirme explicitement qu'un seul pontifex (évêque, curé) peut avoir deux ou plusieurs églises propres et non seulement reçue en commende, même si cela peut se produire seulement grâce à une dispense du pape et non par le droit commun (C. 16 q. 1 c. 48 : "Vsque proprium pontificem. Hinc collige unum posse duas uel plures habere ecclesias, etiam ut proprias, non ut commendatas. Hoc non de communi iure, sed de speciali priuilegio sumi pontificis, ut infra C.xxi.qi.c.ult." MS London Royal fol. 58rb).
Étant donné que ces points constituent une exception, l'interprétation des canons qui les disciplinent sera effectuée au sens du can. 18, c'est-à-dire au sens strict. L'auteur, peut-être aussi pour contester une pratique toujours plus répandue dans certaines églises locales qui considèrent désormais comme normale la situation décrite par le can. 517 § 2, répète en effet qu'il s'agit de contingences historiques, pour la raison que la règle formulée par le concile de Trente (à une paroisse correspond un et un seul prêtre) aurait un caractère constitutionnel qu'il faudrait garder.
La pénurie de prêtres (bien que contingente et considérée de façon différente) porterait à la forme de responsabilité in solidum, selon laquelle une ou plusieurs paroisses seraient confiées in solidum à plusieurs prêtres, l'un d'eux assumant le rôle de moderator devant l'évêque et par rapport à l'équipe entière.
La célébration dominicale en l'absence de prêtre est liée à la pénurie de ministres sacrés, mais il s'agit, dans ce cas également, d'une situation exceptionnelle, qui pourrait être surmontée quand la pénurie aurait cessé.
La troisième exception, qui concerne le gouvernement de la paroisse confié à un non-prêtre, qu'il soit clerc (donc diacre) ou religieux (religieuse) ou laïc - ici aussi sans distinction de sexe -, se présente dans quelques églises locales, en particulier dans le milieu germanophone, surtout en Suisse.
La position de l'auteur sur cette situation exceptionnelle est claire et précise : elle ne peut et ne doit pas devenir une situation normale. Elle peut être permise de manière transitoire et selon conditions spécifiques et dans la mesure du possible restrictives, mais le principe selon lequel le curé doit être revêtu de l'ordre sacerdotal est répété et interprété selon les dispositions du droit actuel.
Bien que le droit canonique ait connu, au cours de l'histoire, des cas où des titulaires de paroisse n'étaient pas prêtres, pour le droit actuel qui s'est consolidé à partir du Concile de Trente, la nécessité que les offices ecclésiastiques avec cura animarum soient confiés à des prêtres est un principe certain. L'exception dont on parle prévoit en effet qu'au moins formellement, la responsabilité de la paroisse retombe sur un prêtre. Si l'office de direction de la paroisse (en allemand Gemeindeleiter ou Gemeindeleiterin) peut être confié dans des cas exceptionnels à des non-prêtres, le curé en titre, même pour une paroisse dirigée de fait par un non-prêtre, doit être selon le droit un prêtre.
Nous partageons cette interprétation rigoureuse et restrictive de l'auteur, du moins sur le plan théorique. En pratique, sur le plan de la vie ecclésiale et de la réception du droit, la situation apparaît quelque fois différente, comme on peut le voir par ce qui suit.
Dans quelques paroisses du diocèse de Bâle, la direction de la paroisse est confiée à des laïcs (souvent à un groupe, sous la responsabilité de l'un d'eux) tandis que le responsable formel au sens du can. 517 § 2 est d'habitude le doyen, qui est lui-même curé de paroisse, ou doyen régional. Puisque le doyen a la responsabilité formelle de plusieurs paroisses, il ne peut être présent dans chacune, si bien que, dans ces paroisses, l'assemblée dominicale manque souvent de prêtre.
À cause de la "concurrence" entre les paroisses qui célèbrent l'eucharistie dominicale avec le curé et les paroisses qui peuvent seulement célébrer la liturgie de la parole pour la raison qu'elles n'ont pas de prêtre, et étant donné la préférence des fidèles pour la célébration eucharistique, les paroisses dirigées par des non-prêtres invitent un prêtre pour la célébration, souvent à la retraite, qui, appelé à apparaître quelques minutes "sur la scène" pour la consécration, laisse la place au groupe à qui la paroisse est confiée pour le reste de la célébration (présidence, homélie etc.).
L'analyse ouverte mais prudente que fait l'auteur de telles situations, prévues par le droit canonique, mais susceptibles de modifier de manière substantielle la vision théologique et juridique spécifique de la paroisse et de la célébration des sacrements, est une invitation à choisir de manière explicite et non indirecte. Il ne faut pas se cacher derrière des situations de fait (par exemple la pénurie de prêtres). Au contraire, il est toujours plus nécessaire, également pour le droit, de tenir compte de la réflexion du Concile sur la vraie égalité des croyants en dignité et en action.
Comme complément à la recension, il faudrait encore mentionner brièvement une question, plutôt terminologique à mon avis : existe-t-il une différence substantielle entre l'expression "personne juridique" et l'expression "personne morale" ? Le nouveau code aurait en effet introduit une distinction substantielle entre les deux expressions, en réservant la deuxième aux personnes non physiques qui trouveraient leur origine dans le droit divin, la première se référant aux personnes non physiques qui trouveraient leur origine dans le droit humain ou canonique.
S'il est vrai que le code utilise les deux expressions, il faut rappeler que pour le code de 1917 aussi bien que pour la tradition canonique (mais aussi civile pour certains pays comme la France), les personnes non physiques étaient toujours et uniquement appelées "personnes morales". L'expression "personne juridique", propre au droit civil (surtout italien), était alors moins connue. L'utilisation, de la part du nouveau code, de l'expression "persona moralis" s'explique par la répétition ad litteram du can. 101 du code de 1917.
Du reste, le code de 1917 soutenait l'attribution de la personnalité juridique de droit divin seulement à l'Église catholique et au Saint-Siège. Le code de 1983 aurait dû étendre cette attribution, selon la doctrine du Concile Vatican II, également au collège des évêques. J. Manzanares, dans le Commentaire au Code (can. 113) de l'Université de Salamanque, le soutient opportunément. Opinion que nous partageons et que nous avions déjà amplement soutenue dans notre mémoire de licence en jurisprudence "Profili giuridici della collegialità episcopale. Organi giuridici di struttura collegiale" près l'université de Turin en 1971.
Manzanares soutient par ailleurs la distinction entre personne morale et personne juridique selon qu'il s'agit de personne non physique de droit divin ou de droit humain-ecclésiastique. Opinion que je ne partage pas. En général, selon l'avis des consulteurs pour la réforme du code, - pour cette expression, comme du reste pour les canons sur les actes juridiques, les suggestions de P. Ciprotti ont été déterminantes -, l'expression qu'il faut utiliser dans tous les cas dans lesquels il s'agirait de personnes non physiques devrait être celle de personne juridique. Personnellement, j'en conclus qu'il ne s'agit pas d'une distinction réelle, substantielle et nous ne pensons pas que le législateur ait voulu opérer une distinction entre les deux genres de personnes non physiques, cela aussi parce que l'applicabilité du concept de personne juridique ou morale au droit divin reste problématique. Comment ne pas se souvenir de l'importance à accorder à Innocent IV (Sinibaldo dei Fieschi) à propos de l'origine de la doctrine sur les personnes juridiques ou morales ?

Pier AIMONE

Jacques-Olivier BOUDON, L'épiscopat français à l'époque concordataire (1802-1905), Paris, Éd. du Cerf, 1996, 589 p., préface de Jean-Marie Mayeur.

Thèse soutenue en Sorbonne fin 1991 sous la direction de M. Jean-Marie Mayeur, l'ouvrage de J.-O. Boudon étudie le corps épiscopal français pour l'ensemble du XIXe siècle, de la première promotion effectuée en vertu du nouveau régime (1802) jusqu'à la loi de séparation des Églises et de l'État (1905). Ce travail s'inscrit dans une grande tradition historiographique par le choix d'un corpus bien délimité, les 515 évêques concordataires, examiné à l'aide d'archives bien répertoriées, publiques surtout mais aussi vaticanes et diocésaines. Il met en lumière l'intérêt des biographies composées par les érudits d'autrefois : voir le précieux répertoire des pages 558 à 570. Au sein de l'histoire religieuse contemporaine, l'auteur vient rajeunir un courant qui s'étiolait : l'histoire quantitative. J.-O. Boudon aime les chiffres - cf. les 35 tableaux et graphiques - et parvient à les rendre aimables en usant avec brio de la méthode prosopographique et de l'analyse sérielle.
Une première partie s'attache aux origines et à la formation de cet épiscopat. L'A. souligne le caractère urbain d'un recrutement qui s'effectue principalement dans le monde des notables. Toutefois, le poids de la noblesse s'amenuise après 1830 tandis que s'accroît celui de la petite bourgeoisie et des "paysans mitrés", faisant de l'épiscopat "l'une des élites les plus ouvertes de la société française". Le grand séminaire, sur le modèle sulpicien, l'emporte nettement dans la formation des futurs évêques sur les facultés de théologie dont l'A. rappelle utilement les vicissitudes. Dans une seconde partie consacrée à la vie sacerdotale, le profil de l'épiscopable est scruté sous trois angles : le cursus ecclésiastique, l'option ecclésiologique et la production intellectuelle. Au vicaire général gallican modéré du premier XIXe siècle, se substitue progressivement l'ancien curé ou professeur plus ultramontain. L'A. insiste cependant sur le décalage persistant entre un clergé rural devenu farouchement romain et un épiscopat érudit, formé en ville, et qui cultive, en dépit d'une adhésion au principe de l'infaillibilité pontificale, le goût pour une certaine distance à l'égard de Rome.
Une grosse troisième partie retiendra spécialement l'attention du canoniste car elle traite des "modalités d'accès à l'épiscopat". Un premier constat s'impose : conformément à la lettre du Concordat, l'État exerce pleinement son droit de nomination. La fidélité au régime politique ou, au moins, un esprit de conciliation est un prérequis incontournable pour l'accession à l'épiscopat. Le parrainage politique de niveau ministériel représente aussi un atout réel. Pendant le Premier Empire et la Restauration, l'État impose ses candidats à travers notamment la Grande Aumônerie impériale puis royale. La Monarchie de Juillet marque un tournant : entre 1832 et 1839, se met en place "le système de recrutement épiscopal, appelé à durer, bon an mal an, jusqu'en 1902", date de l'ultime promotion. Ce système s'appuie d'abord sur la direction des Cultes qui constitue un vivier d'épiscopables dont les dossiers sont tenus à jour et qui prépare les nominations : la longévité des fonctionnaires (par exemple M. Dumay sous la IIIe République) leur confère parfois plus d'autorité qu'au ministre compétent. Une partie des évêques, qualifiés par l'A. de "grands électeurs", est associée à la prise de décision par le jeu des recommandations. L'influence, entre autres, de Mgr Gallard sous Louis-Philippe, de Mgr Darboy sous Napoléon III, du cardinal Donnet de 1835 à sa mort en 1883, est bien analysée. Le troisième pilier du système est, hormis les courtes périodes de crise, la recherche d'une entente préalable avec le Saint-Siège, principalement mais non exclusivement par l'intermédiaire du nonce. La défaveur romaine envers un candidat s'exprime par le qualificatif d'ambitieux ou par une allusion, souvent très floue, à l'argument canonique (les mœurs). La négociation met en œuvre une palette de moyens : simple retard à la promotion, exigence d'une lettre de soumission ou d'une visite à Rome, nomination à un siège plus modeste, refus d'une translation à un archevêché, nomination à un siège in partibus ; parfois le Saint-Siège agrée des candidats gouvernementaux qu'il rejetait énergiquement, moyennant la nomination de prêtres qui ont sa faveur. En rejetant ce droit de regard peu à peu acquis par le Saint-Siège, le ministère Combes inaugure un "discordat" qui aboutit à la Séparation.
Par delà les statistiques, les procédures et des itinéraires personnels quelquefois pittoresques, J.-O. Boudon invite à une relecture fine, infiniment nuancée, de périodes d'histoire de l'Église de France que l'on croyait bien connaître comme la Monarchie de Juillet ou le Second Empire. Tel n'est pas le moindre mérite de ce livre.

Luc PERRIN

Peter BROWN, Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, trad. de l'anglais par P.-E. Dauzat et C. Jacob, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des histoires", 1995, 600 p.

Le titre anglais de l'ouvrage de Peter Brown (paru en 1988) : The Body and Society : Men, Women and Sexual Renunciation in Early Christianity, l'inscrit, mieux que le titre français, dans la suite des préoccupations qui ont fait connaître et reconnaître comme un des tout premiers spécialistes de l'Antiquité tardive cet historien anglais enseignant aux États-Unis. Il s'agit en effet d'un parcours historique et géographique qui suit les développements et l'installation du christianisme du premier à la fin du sixième siècle en faisant deux fois (sans compter les allées et venues incidentes) le tour de la Méditerranée. Le cadre de ce parcours est donné par les termes du corps et de la société, avec d'ailleurs un infléchissement de la problématique du premier chapitre ("Corps et cité") au chapitre de conclusion ("Corps et société : le haut Moyen Âge"). Et l'enjeu en est sans doute davantage, dans la perspective de l'historien, le basculement d'un monde (et sa fracture, par l'éloignement progressif de l'Occident vis-à-vis de l'Orient) dans un autre, que la quête d'une spécificité chrétienne dans le rapport à la sexualité.
Des matériaux qui s'entassent dans son atelier, l'historien commence par reconnaître les limites : ses sources sont essentiellement masculines, citadines et lettrées. Il s'attache dès lors à restituer les pratiques autant que les doctrines, et à ne pas se laisser enfermer dans le point de vue de ses informateurs : références juives et contrepoint des productions de la latinité "païenne" dessineront un paysage plus vaste, de même que les barrières doctrinales se révéleront perméables au climat dans lequel des influences se diffusent. Tout comme il ne se laissera pas abuser par les légendes (celle de sainte Thècle, celle des Pères du désert) mais retiendra l'usage significatif qui en est fait, l'historien lira les "repentirs" des penseurs en lien avec leurs expériences et leur situation (Augustin) ou la réception de leurs œuvres (Jérôme). L'ambitieux travail de P. Brown s'inscrit donc dans une histoire des mœurs et des mentalités dont les attendus sont maintenant bien connus et qui vise à établir comment des hommes explorent et "inventent" des possibilités de vie et d'organisation à l'issue souvent improbable et aux contours étranges, ou qui nous sont devenus étrangers.
Pour quels résultats ? - Répétons-le, P. Brown se refuse à clore son sujet, il préfère renvoyer à l'impressionnante documentation qu'il livre scrupuleusement (on y retrouvera, chemin faisant, les noms de professeurs de la Faculté de Strasbourg : J.-E. Ménard, Ch. Munier, A. Faivre, ou de Metz : E. Schmitt), de même qu'il se dérobe à toute formulation théorique synthétique. On prendra donc nos notes de lecture, forcément trop appuyées, avec les précautions qui s'imposent. Trois modèles de pensée semblent pouvoir être dégagés : un modèle civique, à dominante hiérarchique et "continuiste", qui installe la supériorité de l'âme sur le corps et réclame le mariage pour la survie de la cité ; les chefs de famille chrétiens étaient largement pris dans ce modèle. Les deux autres modèles s'écartent de la dimension politique et incluent "une conception de la personne humaine", selon une formulation de P. Brown régulièrement utilisée et qu'on trouvera au choix trop précise ou trop floue ; elle signale en tous cas la mise en place d'une dimension d'universalité autour de laquelle vont pouvoir s'agréger de nouvelles communautés, et l'Église elle-même comme nouvelle cité distincte de la cité. Le "cœur" est au centre d'une conception héritée tant des milieux ascétiques juifs que du Nouveau Testament ; la pureté du cœur paraît accessible dès cette vie au travers d'exercices rigoureux, et la différence des sexes s'efface potentiellement devant elle. Enfin le modèle paulinien d'opposition entre l'Esprit et la chair (qui ne sacrifie pas le corps) déplace les deux autres sans les récuser vraiment ; il faudra attendre la mise en place d'un clergé continent et de petits groupes se réclamant d'une chasteté plus ou moins ostentatoire à côté des foyers chrétiens pieux pour que ce modèle prenne sa forme reconnaissable.
Est-il possible d'affirmer finalement que c'est à l'endroit de la sexualité que l'universalisme chrétien trouve à se figurer ? A plusieurs endroits, P. Brown donne des indications dans ce sens. Concernant Méthode d'Olympe par exemple : "Au IIe siècle, la sexualité avait mis la mortalité sur la touche, aux yeux de nombreux chrétiens, en tant que symptôme privilégié de la fragilité de l'espèce humaine" (p. 238). Cela autorise-t-il à dire, comme le fait Alain Boureau dans une recension : "La sexualité s'offrait précisément comme le trait principal de cette nature humaine commune à tous, que postulait l'universalisme chrétien et qui se substituait à l'homogénéité de l'Empire" (Le Monde, 24 mars 1995) ? La thèse est tentante, peut-être trop. D'une part, il est fatal qu'un ouvrage consacré aux attitudes par rapport au sexe dans le christianisme "primitif" finisse par imposer l'idée de leur prégnance ; mais d'autre part P. Brown prend toujours soin de prémunir son lecteur contre les conclusions hâtives et catégoriques : l'ascète du désert lutte davantage contre la faim que contre les fantasmes sexuels, le martyre ne le cède pas en importance à la virginité, plus vivement dénoncés que la débauche sont l'arrogance du pouvoir et le scandale de la misère, etc.
Au terme, on peut se demander si la véritable cible du professeur de Princeton n'est pas "l'astucieux artifice" - qu'il accuse Tertullien d'avoir "créé", avant bien d'autres auteurs latins, dit-il - "d'une nature humaine constante et immuable, à jamais soumise aux réalités de la vie charnelle" (p. 116).

René Heyer