De l'expérience du juridique à la réalité du juridique, l'ouvrage de Tomasz Galkowski pose la question de la juridicité du droit. A cette question essentielle se greffe celle de la nature même du droit ? Le droit canonique est-il encore du droit ? Et d'abord qu'est-ce que le droit ? Jeune canoniste polonais à l'Académie de Théologie catholique de Varsovie, T. Galkowski a pris le temps de s'interroger sur ces questions fondamentales à l'Université pontificale grégorienne. La question du "quid ius" se pose finalement tant dans la réalité humaine séculière que dans l'Église qui se charge de la réalité surnaturelle à travers un droit canonique. Nous sommes sur le terrain de la philosophie du droit. L'auteur en explore les avenues métaphysiques, constatant un profond ancrage du droit dans la personne et sa dignité.
La première partie relate la confrontation historique de l'expérience juridique séculière à l'expérience ecclésiale du droit. Galkowski développe ici comment le droit est une composante de la culture européenne et comment cette appartenance va jusqu'à inscrire le droit dans ce qu'il appelle l'autocompréhension des chrétiens. Les termes de pietas, de discipline, de censure, par exemple, sont suggestives à cet égard. C'est encore en termes d'interdépendance entre le droit et la religion et entre l'expérience juridique et la dynamique ecclésiale que Galkowski réinterprète les ecclésiologies successives et les théories des sources marquant ces rapports jusqu'à la contestation même du droit dans l'Église telle qu'on peut l'observer dans la réforme protestante puis dans la pensée d'un R. Sohm. Sont évidemment convoqués les grands canonistes passés et récents. Et si l'une et l'autre expériences se constituaient fondamentalement dans le même langage juridique, dans la même juridicité ? C'est ce que Galkowski affirme et développe plus qu'il ne le démontre dans une deuxième partie plus philosophique où il fonde le droit sur la personne humaine.
Cette démarche ne va pas dans le sens des tendances actuelles du droit au scientisme, au positivisme, à l'immanentisme, au relativisme, à l'historicisme et au réductionnisme pratique. Elle ne se contente pas non plus des questionnements de la théologie et du droit lui-même, incapables de répondre à eux seuls à la question de la nature du droit. Elle exige le détour par la philosophie du droit et le retour à la métaphysique. La formulation même d'un "quid ius" et l'examen philosophique (très aristotélico-thomiste) des questions liées à la définition du droit renvoient à une ontologie juridique où est rappelée l'importance de notions clés comme l'analogie et le genre appliqués au droit. Si la réalité du droit est unique, l'expérience établit la diversité de multiples droits. Au delà des différentes acceptions du terme, le(s) droit(s) est (sont) toujours fondé(s) sur l'homme considéré dans sa vie sociale. À la suite de Cotta (Il diritto nell'esistenza. Linee di ontofenomenologia giuridica, Milan, 1991), l'auteur qui lui doit beaucoup réaffirme sa conviction de la nécessité d'un droit naturel pour ce fondement, écartant ainsi les fondements empiricofactuels ou logicoformels développés dans les théories d'un fondement non ontologique du droit. Avec le même fondement, entre théologie et science juridique, la science canonique se donne pour objet la réalité existentielle du droit de l'Église et non son simple contenu.Jean-Luc HIEBEL
En 72 pages, Justiniano García Arias donne une édition partielle de sa thèse de doctorat en droit canonique soutenue le 19 octobre 1998. Le sujet traité est la dispense telle que Gratien l'expose dans la Cause 1 question 7 du Décret.
Dans l'ouvrage publié, l'auteur ne reprend que la partie de sa thèse traitant de l'élaboration de la Cause 1 question 7 et s'arrête peu sur la notion de dispense. Dans son introduction, Justiniano García Arias expose d'emblée l'objectif de son travail : offrir une édition critique d'un fragment du Décret de Gratien. Il donne aussi les raisons de ce travail.
Une première raison invoquée par l'auteur est de pallier l'insuffisance reconnue de l'édition de Friedberg. L'auteur fait la critique du texte de la C. 1 q. 7 établi par Friedberg dans son édition. Le principal défaut de cette édition réside dans le choix de manuscrits peu fiables, le résultat obtenu ne permettant pas de tirer des conclusions historiquement valables. D'où, pour l'auteur, l'importance d'une étude des sources (spécialement médiévales) utilisées par Gratien, et la nécessité d'une étude philologique avant toute recherche sur la doctrine contenue dans les textes.
Une deuxième raison avancée par l'auteur est le souci de contribuer à une édition critique de la Concordia, souci présent depuis plusieurs décennies chez les chercheurs et les étudiants du Décret de Gratien. L'auteur intègre à son travail les conclusions scientifiques d'Anders Winroth sur la première rédaction du Décret et sur la seconde rédaction. L'auteur précise que la sélection du manuscrit de Florence comme texte de base de la première rédaction avait été acceptée par Rudolph Weigand. Il met aussi en lumière la cohérence de la première rédaction. Ainsi, selon lui, pourra se réaliser le souhait de Stephan Kuttner de voir paraître une édition critique du Décret basée sur des critères scientifiques.
Une troisième raison enfin découle des conclusions surprenantes (selon l'auteur) auxquelles il parvient avec l'étude de la Cause 1 question 7 du Décret de Gratien, puisque ce fragment contiendrait des exemples permettant de comprendre le processus d'élaboration du Décret. Le choix du texte n'est pas neutre.
L'auteur réalise un travail de philologie juridique, non pas tant, nous l’avons dit, pour étudier la notion même de dispense, mais pour l'étude et l'édition critique du texte.
L'auteur fait observer qu’il n'existe dans la Concordia aucune rubrique spécifique sur la dispense. On n'y trouve pas de normes qui apportent avec clarté une solution aux points de controverse. C’est le décrétiste Rufin qui donne de la dispense la définition que les canonistes reprendront après lui : canonici rigoris casualis facia derogatio. C'est dans l'œuvre des glossateurs que se rencontrent pour la première fois les concepts qui influeront largement sur la science canonique en matière de dispense. A partir de la glose ordinaire et de la Somme de Rufin, Justiniano García Arias donne les trois éléments essentiels pour la définition de la dispense :
- dérogation à la rigueur du droit
- pour un cas singulier (particulier)
- pour une juste cause.
En finale, l'auteur présente une édition scientifique de la première rédaction de la C. 1 q. 7, c'est à dire de 13 canons, où les règles édictées par l'Institute of Medieval Canon Law en 1959 sont appliquées. Le texte de base est celui du manuscrit de Florence. Les variantes respectives des trois autres manuscrits de la première rédaction, ainsi que les variantes de l'editio romana et de l'édition Friedberg sont indiquées. L'auteur offre aussi un apparat critique des sources utilisées par Gratien.
En conclusion de son travail de thèse l'auteur a cette belle affirmation sur le Magister Gratianus : « probablemente se puede afirmar que para Graciano la misericordia penetra toda la acción del ordenamiento canónico, en general y en concreto » (on peut probablement affirmer que pour Gratien la miséricorde imprègne toute l'action de l'organisation canonique, en général et concrètement).
A la fin de l'ouvrage on trouve une table des matières complète de la thèse, ce qui permet de situer la partie éditée dans un ensemble de 293 pages couvrant aussi la période conciliaire. On s'aperçoit ainsi que la partie éditée représente le quart de la thèse. La lecture de cette table invite à découvrir le reste du travail où notamment la notion de dispense a été davantage développée. Un index bibliographique vient compléter le travail.
En définitive, les analyses pertinentes de Justiniano García Arias, sa présentation claire et systématique des deux rédactions de la C.1 q.7, l'édition critique du texte de la première rédaction, ne peuvent qu'inciter à poursuivre le travail sur l'ensemble du Décret.
Une question cependant. Cette thèse étudie et édite 27 canons (13 dans la version courte). L’ensemble du Décret contient quelque 4000 canons (plus de 2000 dans la version courte). On peut se demander combien de temps il faudra encore attendre pour voir paraître enfin cette édition scientifique du Décret de Gratien, dont les spécialistes parlent depuis 1953.
Ce travail mérite d'être applaudi et nous espérons qu'une édition complète de la thèse verra le jour.
Sr Marie-Cécile Minin
Monastère des Bénédictines, Rouen
Le présent ouvrage est un véritable document historique ; il nous renseigne sur la manière dont à la fin du XIXe siècle un canoniste de renom concevait les Institutions de droit public dans la perspective du droit de l'Église. Il s'agit du cours que l'abbé Pietro Gasparri (1852-1934) a donné sur le sujet à l'époque où il occupait à l'Institut Catholique de Paris la chaire de droit canonique (1880-1898). Après un court séjour en Amérique latine en qualité de Délégué apostolique, il sera rappelé à Rome, où une brillante carrière l'attend : il sera le principal artisan du Code de droit canonique de 1917 et occupera la fonction de Secrétaire d'État de 1914 à 1930. Le cours consacré aux Institutions du droit public est resté à l'état de manuscrit, contrairement aux leçons traitant de l'ordination, de l'eucharistie et surtout du mariage, qui a fourni la matière d'un important traité de droit matrimonial en 2 volumes, paru en 1891, qui a eu plusieurs éditions. Le professeur Pio Fedele, qui connaissait l'existence du manuscrit et qui en avait publié quelques pages dans les Ephemerides iuris canonici, avait de longue date nourri le projet d'en publier le texte intégral, mais faute des fonds nécessaires n'avait pas réussi à le réaliser. C'est le regretté G. Caputo, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Bologne, qui lui a fourni la possibilité de mettre le projet à exécution et G. Caputo devait lui-même écrire la préface au volume ; une mort prématurée ne lui a pas permis de rédiger cette préface.
Nous n'insisterons pas sur le contenu de l'ouvrage. La matière est répartie en trois parties : la Société en général, la Société civile, la Société ecclésiastique. Cette dernière partie retiendra surtout l'attention du canoniste. L'auteur y développe les thèmes classiques : la fin de la société ecclésiastique, les membres, les droits de l'Église (notamment en ce qui concerne les biens temporels et le droit du Saint-Siège à un pouvoir temporel), le pouvoir dans l'Église, les droits de l'Église concernant l'éducation. Il manque le texte du dernier chapitre traitant des relations de l'Église et de l'État ; une notice indique que P. Gasparri avait prêté le manuscrit de ce chapitre à quelqu'un et qu'il ne lui a jamais été rendu !René Metz
Le titre de l'ouvrage : Les naissances du droit, surprend le lecteur non averti. Bien qu'il n'en saisisse pas de suite toute la portée, il se rend compte qu'il s'agit d'un sujet vaste, difficile, complexe. En effet, les questions posées sont diverses : Qu'est-ce que "le droit" ? D'ou vient-il ? Comment se forme-t-il ? Pourquoi toute société exige-t-elle un droit ? Qui le crée, qui l'impose, en vertu de quelles procédures, au nom de qui ou de quoi ? Autant de questions dont les réponses ne sont pas aisées, si l'on veut dépasser le cadre d'une simple analyse de situation actuelle dans les différents pays, analyse qui ne peut pas donner de réponse satisfaisante. Pour y répondre de manière adéquate, il faut disposer d'une longue expérience du droit et de son histoire dans les diverses civilisations à travers les siècles. C'est bien le cas de Jean Gaudemet. Il a derrière lui plus de soixante années d'étude, d'enseignement et de recherche dans le domaine du droit. Il est familiarisé avec les droits de l'antiquité, plus spécialement avec le droit romain ; il connaît parfaitement le droit canonique et il domine les droits modernes et leur histoire. Ses publications dans ces différents domaines sous forme de monographies et surtout d'articles dépassent facilement le chiffre de trois cents. C'est dire qu'il disposait de tous les éléments pour traiter le sujet. Ce qu'il nous livre dans cet ouvrage, c'est en somme la réponse que sa féconde carrière de juriste et d'historien du droit lui a permis de fournir à la question : Qu'est-ce que le droit ? D'où vient-il ? Le volume, qui contient près de quatre cents pages d'une impression serrée, met à la disposition du lecteur une documentation qui fait l'admiration, d'autant plus qu'elle tient compte des toutes dernières publications dans les différents domaines et périodes étudiés.
Il ne peut être question de donner un aperçu, même très succinct, du contenu de l'ouvrage. Nous devons nous contenter d'indiquer les grandes lignes du plan adopté et des questions traitées. La matière est répartie sur trois parties. Dans la première, intitulée : Un droit sans juriste, l'auteur donne une vue sur les témoignages d'une législation au cours des âges. Les premiers témoignages sont tardifs ; ils ne remontent pas au-delà de la fin du IIIe millénaire : les Codes et les lois de Mésopotamie, la Bible ; c'est le droit venu des cieux. Puis les poètes et les philosophes commencent à dire le droit et, finalement, c'est le temps qui est fondateur du droit. L'auteur suit les grandes étapes de cette formation dans l'Orient et la Grèce antique, à Rome, durant le moyen âge occidental et à l'époque moderne et contemporaine. La deuxième partie est consacrée au Législateur, car en fin de compte c'est le Pouvoir qui fait la loi. Même à l'époque où le droit était dicté par les dieux, ce sont les hommes qui l'écrivaient, qui en étaient les rédacteurs. C'est l'immixtion du Pouvoir, sous les différentes formes, dans la création de l'ordre juridique que l'auteur analyse, dans cette troisième partie, depuis l'ancien Orient jusqu'à l'époque contemporaine (1789-1950) en passant par la Grèce, Rome, le haut moyen âge occidental et la longue période du XIe au XVIe siècle. Dans cette partie, le droit canonique tient une place qui mérite d'être relevée. Dans la troisième partie, sous le titre : Les Orfèvres, l'auteur évoque les "juristes" ; car ce sont eux qui formulent la règle, enseignent son usage, l'appliquent, veillent à son respect ; sans eux, le droit ne serait pas. Bien sûr, il y a beaucoup d'inconnus, surtout dans l'antiquité. Avec Rome, le berceau du droit (cunabula iuris), ils commencent à être connus. Au moyen âge avec la naissance des Universités, à l'époque moderne et contemporaine, des noms émergent et retiennent l'attention plus que d'autres. L'auteur leur fait une place dans la mesure de leur importance. Dans ce cadre, le canoniste aura plaisir à y trouver des noms qui lui sont bien connus : Roland Bandinelli, Rufin, Étienne de Tournai et bien d'autres. Bref, un ouvrage d'une richesse et d'une densité exceptionnelles à divers points de vue.René METZ
Sous sa belle reliure de toile, cet ouvrage se présente comme un manuel d'initiation au droit romain à l'usage des étudiants en droit canonique, à l'image des Institutes de Gaius ou de Justinien, "instruments pédagogiques excellents pour la formation de futurs juristes". Legista sine canonibus parum valet, canonista sine legibus nihil : le légiste sans connaissance des canons vaut peu, le canoniste ignorant des lois civiles ne vaut rien, disait un aphorisme célèbre rappelé par l'auteur.
A. Gauthier, o.p., ancien doyen de la faculté de droit canonique de l'Angelicum à Rome, aujourd'hui professeur à l'université Saint-Paul d'Ottawa, est un guide parfaitement compétent. L'itinéraire qu'il propose prétend moins à présenter le droit romain lui-même (l'essentiel y est cependant) que ses apports au droit canonique. Après un rappel des sources, il aborde successivement les personnes, les biens, les obligations, les actes et la procédure. Le code de droit canonique de 1917 suivait ce même plan, inspiré du droit civil romain. Le code de 1983 en a changé : on pense généralement que c'est par souci théologique (l'Église peuple de Dieu, les tria munera...) ; selon l'auteur, c'est pour montrer que le droit canonique relève moins du droit civil (c'est-à-dire privé) que du droit public. Pour le reste, il souligne que le code actuel reste imprégné de droit romain (définition du mariage, introduction du dol comme chef de nullité, etc.).
De nombreuses discussions récentes sont présentées. Par exemple, la conception consensuelle du mariage (consensus facit matrimonium) est-elle d'origine patristique ou romaine ? Pour les uns (Albertario), ce sont Augustin et Ambroise qui ont influencé le droit de Justinien ; pour les autres (Orestano, Gaudemet), c'est le droit romain qui a servi d'argument aux Pères. A. Gauthier penche, comme la majorité des auteurs, pour la seconde hypothèse. Quant à la théorie contractuelle (le mariage défini comme un contrat), elle est d'origine médiévale, mais pas d'abord canonique : les légistes du XIIe siècle l'auraient inventée, suivis par les théologiens (Pierre Lombard, vers 1150), et ensuite seulement par les canonistes et les papes (Innocent III, au début du XIIIe siècle).
Cinq gros appendices terminent le livre : un tableau comparatif des titres des Décrétales de Grégoire IX et du Corpus iuris civilis, une traduction (précieuse !) et un bref commentaire des Regulae iuris du Sexte et des Décrétales de Grégoire IX, une liste des sources de droit romain du code oriental de 1990, enfin une table générale des sources juridiques citées.
On n'exprimera qu'un seul regret : la version française est émaillée d'innombrables fautes, parfois cinq ou six par page. On s'étonne aussi de ne pas trouver cités certains travaux classiques (ceux d'Adam Vétulani, par exemple). Signalons d'ailleurs que, curieusement, la bibliographie n'est pas la même dans les versions française et anglaise. Sans doute est-ce par souci pédagogique. Bref, il s'agit d'un manuel clair et pratique, à l'usage des étudiants, mais aussi de tous ceux pour qui le droit romain est un peu lointain.Jean WERCKMEISTER
Le présent ouvrage offre une version, légèrement modifiée, mise à jour pour la bibliographie, de la « Dissertation » soutenue par l’A. en février 2004. Il constitue le 17e volume de la série susdite, dirigée de main de maître depuis trente ans par le professeur Hubert Mordek ; digne couronnement de cette prestigieuse série, il a pu être présenté en hommage, le 8 mai 2004, en même temps que la « Festschrift » Scientia veritatis, offerte ce même jour au jubilaire, pour marquer d’une pierre blanche ses 65 ans.
Le titre et le sous-titre pourront sembler quelque peu laconiques, voire sibyllins, au lecteur lambda, mais si, cédant à la curiosité, celui-ci accepte de se plonger courageusement dans le large et profond courant qui l’invite et l’entraîne, il sera amplement récompensé de sa peine. De fait, d’emblée [p. ix-xiii], le plan général dégage nettement deux aspects essentiels de l’action pastorale et réformatrice de Boniface, l’apôtre de la Germanie, en les rattachant à l’antique notion du sacrilegium, dont l’A. décrit longuement la préhistoire romaine et le prodigieux développement tout au long de l’antiquité tardive et du haut Moyen Âge [p. 1-41]. Ces deux aspects concernent, d’une part le sacrilège relatif à l’Église (Kirchensakrileg) [p. 43-359], d’autre part le sacrilège relatif à la foi : sacrilegium quod dicitur cultura idolorum (Glaubenssakrileg) [p. 361-632].
À vrai dire, le premier aspect englobe toute la législation canonique touchant les personnes, les biens, le culte, les sanctions, etc., mais l’A. a choisi d’examiner surtout le sort des biens d’Église sécularisés sous le règne de Charles Martel [p. 185-359, passim]. Dans la seconde partie de son étude, il a focalisé ses recherches sur la législation anti-païenne de Carloman et de Pépin, en soulignant tout ce qu’elle doit aux antécédents missionnaires de Boniface en pays saxon. L’analyse du fameux Indiculus super stitionum et paganiarum, dont l’origine bonifacienne est désormais établie, constitue le plat de résistance de cette section [p. 397-599].
Il ne saurait être question, dans le cadre nécessairement limité d’une recension destinée à un large public de langue française, de suivre pas à pas le savant itinéraire, logique mais fort complexe, emprunté par l’A., avec ses nombreux détours, reprises, bilans, sans parler des multiples démonstrations, combien minutieuses, relatives à des points de détail ou à des questions hautement controversées.
Par contre, nous laissant interpeller par la métonymie qui pare le sous-titre de l’ouvrage, nous avons estimé qu’avant même de vouloir évaluer la dimension politique de la notion-clé du sacrilegium, il pouvait être intéressant de rappeler la dimension politique de l’activité ecclésiale et missionnaire de saint Boniface, en la replaçant dans le contexte général, juridique et politique, de son temps.
En fait, cette activité s’inscrit dans le système du monisme politico-religieux de l’Europe chrétienne de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Âge, hérité de l’Empire romain. Celui-ci était indissolublement lié à ce que nous appelons le paganisme romain, mais il s’agit bel et bien de la « religion romaine », dont Jean Bayet a retracé naguère l’histoire politique et psychologique. La « conversion de Constantin », l’ère constantinienne, et l’avènement des états barbares implantés sur l’aire occidentale de la Romanité n’ont pas remis en cause le monisme politico-religieux traditionnel ; c’est donc dans ce cadre qu’il s’agit d’interpréter l’action réformatrice de Boniface et la notion centrale du sacrilegium qui lui sert de leitmotiv dans ses patientes avancées.
De fait, le système du monisme politico-religieux implique structurellement une sorte d’harmonie préétablie entre les deux partenaires, prédestinés à s’entendre, car tous deux professent une même foi et partagent les mêmes rites, les mêmes symboles et, plus ou moins nettement, les mêmes valeurs. Concrètement, cette synergie comporte deux composantes complémentaires et indissociables. Du côté du pouvoir séculier, elle implique, en principe, de la part des gouvernants désireux d’assurer la paix et le bien commun de la nation, la volonté de prendre en compte les requêtes des autorités ecclésiastiques ; il va sans dire que, au niveau du vécu, cela se fera plus ou moins résolument, plus ou moins complètement, selon les personnes en présence, les problèmes à régler, les arguments échangés. En l’espèce, malgré les différences, parfois considérables, qui affectent les gouvernements respectifs de Charles Martel, de ses fils Carloman et Pépin et du duc de Bavière Odilon, Boniface sait que chacun d’eux devrait se montrer accueillant aux idées réformatrices qu’il se propose de leur suggérer, au nom et suivant les instructions du siège apostolique.
L’A. cite de larges extraits de la correspondance de Boniface ; les lettres qui précèdent le concile de Germanie du 21 avril 743 sont parmi les plus expressives ; les nos 42, 48, 50 (éd. Jaffé) tracent un tableau sinistre de l’Église et du clergé du royaume franc pendant l’époque de transition qui assista à l’agonie de la dynastie mérovingienne et à la montée en puissance d’une nouvelle famille royale. Dans la lettre qu’il adresse au pape Zacharie, lui annonçant que Carloman, dux Francorum, lui avait confié le soin de convoquer un synode dans la partie du royaume soumise à son pouvoir, en lui promettant d’amender ce qui avait été négligé, Boniface précise que, dans les provinces orientales du pays franc, les conciles ont cessé de se réunir depuis quatre-vingt ans et que pratiquement la hiérarchie métropolitaine a cessé d’exister. Pis encore : « la plupart des évêchés sont livrés à des laïcs cupides ou à des clercs fornicateurs, qui accaparent à leur profit les revenus des biens ecclésiastiques » [p. 201-216]. Il ajoute : « Si, à la demande du duc susnommé, je dois, sur votre ordre, mettre en route et commencer cette entreprise (negotium), je souhaite avoir bientôt l’avis et les directives du siège apostolique, avec les canons ecclésiastiques » [p. 203].
Cette citation illustre parfaitement le sens et le savoir-faire politique de Boniface. Dans chacune des démarches qu’il lui faut entreprendre auprès des souverains en place, en vue de réunir un concile qui serait chargé de définir les structures ecclésiastiques du royaume franc, d’y rétablir la hiérarchie traditionnelle, restaurer le patrimoine des églises, imposer la discipline ecclésiastique (notamment dans l’administration des sacrements), veiller à l’intégrité de la foi, Boniface fait preuve d’une lucidité et d’une prudence exemplaires ; il ne s’engage que s’il est certain que ses propositions seront les bienvenues.
C’est ainsi que, dans les années 739-741, malgré l’urgence d’assainir la condition du patrimoine ecclésiastique, il ne cherche pas à forcer la main à Charles Martel. On se souvient que, les biens de la couronne ne suffisant pas pour créer une armée de cavaliers et pour récompenser des services militaires et politiques, Charles avait assigné en usufruit sur une large échelle des biens d’églises et de monastères à ses vassaux, à titre de « commende », voire donné complètement à des laïcs des évêchés et des abbayes.
Pourquoi cette indulgence à l’égard du maître du palais ? Sans doute Boniface était-il conscient que les empiètements de Charles Martel sur le patrimoine ecclésiastique ne résultaient pas d’une attitude hostile. Le « prince des Francs » et ses hommes étaient empreints d’une solide religiosité, à laquelle la lutte contre les Sarrasins avait donné une vigoureuse impulsion. Les Francs remportaient leurs victoires avec l’aide du Christ. Comme ceux de Jéricho, les remparts d’Avignon s’étaient écroulés au son des trompettes guerrières. En repoussant l’invasion arabe, le maire du palais avait bien mérité de la cause chrétienne, mais il s’était peu soucié des droits et de la discipline ecclésiastique ; il avait disposé à sa guise des évêchés et des abbayes, pour les fins de sa politique.
Boniface sut se montrer compréhensif et attendre son heure. Les deux fils de Charles Martel, élevés au monastère de Saint-Denis, lui succédèrent en 741, le premier pour l’Austrasie, le second pour la Neustrie. Ils organisèrent dans les meilleurs délais des synodes mixtes, réunissant les Grands ecclésiastiques et laïques : en 742, le « Concilium Germanicum », sans doute à Cologne [p. 208-212] ; le 21 avril 743, à Estinnes dans le Hainaut ; en 744 à Soissons pour la Neustrie ; en 745 et 747 des synodes généraux pour tout le royaume franc. Exceptées celles de 747, les décisions de ces assemblées furent publiées comme lois de l’Église et de l’État (capitularia). Sur les indications de Boniface, on prit les décisions salutaires pour la rénovation de l’Église franque : on remit en vigueur l’organisation métropolitaine ; on exigea une collation des bénéfices conforme aux lois (excluant les laïcs) et la tenue annuelle de synodes ; le clergé, à tous les degrés de la hiérarchie, fut rappelé au respect des règles de son état : interdiction du port des armes, de la chasse, du costume laïque, du concubinat ; on prescrivit aux moines la règle de saint Benoît ; on interdit les usages païens et superstitieux ; last but not least, on parvint à s’entendre sur une restitution au moins partielle des biens d’Église sécularisés. Cependant, lorsque la restitution des biens ecclésiastiques aliénés n’était pas possible, on les laissa à leurs possesseurs actuels jusqu’à leur mort, à titre de précaires de l’Église, moyennant le paiement d’intérêts [p. 185-334, passim].
On le voit, la dimension proprement politique des interventions de Boniface auprès des souverains respectifs des régions dont le Pape lui a confié le ministère de direction apparaît très précisément dans la lucidité dont il fait preuve sur le terrain, en fonction de circonstances toujours changeantes, imprévues et impondérables, et dans le savoir-faire qu’il manifeste dans l’appréciation des situations concrètes. L’A. met bien en relief cet aspect de sa personnalité, en commentant les décisions prises par les assemblées mixtes du royaume franc auxquelles Boniface prit une part active, parfois déterminante, entre 742 et 747, et en montrant, à partir des Capitula de invasoribus ecclesiarum, des Sententiae Bonifatianae et des lettres de Boniface au roi Ethelbad de Mercie [746/747] et à l’archevêque Cuthbert de Cantorbéry [747], la constance de l’effort réformateur de l’apôtre de l’Allemagne [p. 45-145].
Il en va de même pour ce qui concerne son activité missionnaire, depuis son premier mais infructueux voyage en Frise (716), jusqu’à son martyre près de Dokkum (5 juin 754). Dans la lettre (ep. 63) qu’il adresse en 742 à Daniel de Winchester, Boniface reconnaît sans détours : « Sans le patronage du prince des Francs, je ne puis ni gouverner les fidèles de l’Église ni défendre les prêtres ; je puis même pas, sans l’ordre qu’il maintient et la crainte qu’il inspire, empêcher les pratiques païennes et l’idolâtrie ». Sur ce point, l’exposé de l’A. apporte des éléments décisifs, dans la mesure où il démontre que c’est dès les premières campagnes de Charles Martel, en 720, 722 et 724, que Boniface a calqué très strictement son activité missionnaire sur les progrès réalisés par la puissance franque dans les provinces de Hesse et de Thuringe, en direction de l’Aquilonie (la partie orientale de la Saxe) [p. 503-561].
Cette mise en perspective permet de replacer dans leur contexte originel non seulement l’Indiculus superstitionum et paganiarum, objet d’innombrables controverses [p. 435-454], et la profession de foi en vieux-saxon qui lui est jointe, mais aussi la législation anti-païenne de Carloman (Concilium germanicum 742, Estinnes 743) et de Pépin (Soissons 744) [p. 407-434]. Il apparaît ainsi que tous ces documents reflètent les conditions contrastées de la mission de Boniface en direction des Saxons qu’il s’efforce de gagner à la foi chrétienne [p. 503-599]. L’Anglo-Saxon Winfrid n’avait-il pas entrepris la peregrinatio Christi dans cette intention précise ?
N’était-ce pas aussi le vœu le plus cher du pape Grégoire II (715-731), dont le nom même exprimait le désir de s’occuper très activement de la conversion des peuples germaniques, comme son prédécesseur saint Grégoire le Grand (590-604) avait entrepris celle des Angles ? Le fait est que la rencontre de Winfrid et du pape en 718 fut décisive. Le privilège d’être le missionnaire attitré auprès des Germains à l’est du Rhin lui fut accordé (15 mai 719), et le pape lui témoigna sur-le-champ une entière confiance.
Désormais, dans toute son action, missionnaire ou réformatrice, Boniface suivra scrupuleusement les directives reçues de Rome. Encore fallait-il que son rang et son rôle fussent définis de manière précise, en termes canoniques, face à l’épiscopat local et au pouvoir séculier : il est notable que, revenu en Frise où il travaille aux côtés de l’archevêque Willibrord, Boniface ne se laisse pas engager par lui pour devenir son successeur (719-721) [p. 182]. Cette décision débouche évidemment sur la redoutable question des chorévêques qui furent les collaborateurs de Boniface en pays de mission, aussi longtemps que les structures traditionnelles ne pouvaient être établies [p. 177-200].
Un nouveau voyage à Rome lui vaut d’être consacré évêque missionnaire de la Germanie à l’est du Rhin, sans que lui soient assignés de résidence fixe ni de siège déterminé (30 novembre 722) ; à cette occasion, à l’instar des évêques de la province ecclésiastique de Rome, Boniface prête un serment d’obéissance spécial au siège apostolique, qui marque bien la relation privilégiée qui le place à part de la hiérarchie ecclésiastique locale. Fort de cette promotion exceptionnelle, il obtient, dès 723, un sauf-conduit de Charles Martel, qui lui permet de poursuivre, avec un zèle décuplé, son œuvre missionnaire dans la Hesse ; c’est alors qu’il abat le chêne de Donar près de Geismar et fonde le monastère de Fritzlar [p. 503-515], puis il se tourne vers la Thuringe, où le paganisme était réapparu, et y exerce son activité durant une dizaine d’années (723-735).
En 732, le nouveau pape, Grégoire III (731-741), lui envoie le pallium et le promeut archevêque, avec la charge de consacrer des évêques pour les territoires missionnaires de Germanie. Dès lors Boniface peut déployer pleinement ses talents d’organisateur et de réformateur. Au retour de son troisième voyage à Rome (737-738), en sa qualité de « légat du Saint-Siège pour la Germanie », à la demande du duc Odilon, il réalise l’organisation religieuse de la Bavière, qu’il divise en quatre évêchés : Passau, Freising, Salzbourg et Ratisbonne [p. 383-392]. En 741, pour la Hesse, il choisit comme siège épiscopal Burabourg près de Fritzlar ; pour le nord de la Thuringe Erfurt, qui fut bientôt abandonné comme diocèse ; pour le sud (la Franconie orientale) Wurzbourg ; enfin, il confie à son compatriote Willibald, episcopus de monasterio, le diocèse d’Eichstätt [p. 171-181].
Pour la Neustrie, en 744, Boniface consacre les archevêques nommés par Pépin pour Reims, Sens et Rouen [p. 145-164] ; pour l’Austrasie, au synode de 745, Cologne est érigé en siège métropolitain et en résidence de Boniface [p. 211], mais la décision ne fut pas exécutée et, sans préjudice de sa situation personnelle d’archevêque, son bénéficiaire monta sur le trône épiscopal de Mayence (747), qui venait d’être rendu vacant par la déposition de l’évêque Gewiliob [p. 278-285].
Les promotions successives de Boniface dans la hiérarchie ecclésiastique, décidées par Rome, en plein accord avec l’intéressé et les princes du royaume franc, afin de lui conférer l’autorité requise pour mener à bien, en parfaite synergie avec le pouvoir séculier, son œuvre missionnaire et réformatrice, éclairent d’une vive lumière la dimension politique de son combat contre les deux aspects du sacrilegium (ecclesiae et fidei), retenus dans le présent ouvrage.
Qu’il nous soit permis de dire, en guise de conclusion, qu’une longue fréquentation est nécessaire pour en découvrir les richesses insoupçonnées et apprécier à leur juste valeur les qualités qui distinguent son auteur : clarté dans l’exposé de chaque status quaestionis ; maîtrise des données historiques, de l’immense littérature touchant le Haut Moyen Âge, qu’il s’agisse des sources (collections canoniques et capitulaires) ou des études ; recours fréquents aux manuscrits ; acribie dans les discussions. Une ample bibliographie (p. 638-684) et un précieux Register, qui adjoint habilement aux noms de personnes et de lieux les realia les concernant [p. 685-729], facilitent la consultation d’un ouvrage majeur, qui fera date dans le champ pourtant souvent « creusé, fouillé, bêché » de l’œuvre bonifacienne.Charles Munier
On connaît les oppositions entre séculier et religieux, entre laïque et religieux ; on sait aussi que ces oppositions furent d’abord (et demeurent) des distinctions internes au religieux, qualifiant des types d’obédience ou des états de vie, avant que ces frontières ne se déplacent de l’interne à l’externe et n’en viennent à séparer le religieux de ce qui ne l’est pas. Pour ce dernier ensemble, le contexte culturel (avec souvent un arrière-plan confessionnel) incline à parler tantôt de sécularité, dans le monde anglo-saxon, tantôt, à la française, de laïcité – quitte à insister selon les cas plutôt sur de possibles relations avec le religieux ou plutôt sur l’écart qui en distingue. Quoi qu’il en soit de la séparation relative, on s’est beaucoup moins interrogé sur la dynamique propre à la différenciation : on veut bien considérer le laïque et le religieux dans leur partage, mais ce qu’est ce partage lui-même reste une question peu fréquentée, laissée dans l’ombre. Tout l’intérêt du livre de René Grasset est précisément de la mettre au premier plan.
L’auteur a publié un premier ouvrage chez le même éditeur : La Mort par son nom, où, à coups de « pensées », par fragments plus ou moins longs, il faisait dialoguer déjà le non-croyant et le croyant. Ce qui était alors « enquête intérieure » devient cette fois intervention publique, sous la forme de textes consacrés à des sujets de société – sept en tout, dont six ont paru en une première version dans différents numéros de la revue Cedrus Libani. Ils sont ici complétés et mis à jour, avec un avant-propos qui les met en perspective.
De quoi s’agit-il donc ? – « de l’articulation en elle-même » (p. 5) de la vision laïque et de la vision religieuse du monde. Programme étonnant et thème faussement simple, si l’on s’avise que son effectuation historique est avant tout désarticulation et que chaque vision, quand on s’adresse à elle séparément, se présente non articulée à l’autre. Même s’il n’était pas seulement question de lutte ou de déni, ce n’est pas dans d’éventuels compromis qu’on trouverait une position tierce, laquelle évidemment n’existe pas. L’« articulation en elle-même » n’est qu’un mouvement de pensée, le déplacement incessant d’un point de vue à l’autre, voire de l’un dans l’autre (par un saut que l’insulte – le mot le dit – inaugure déjà).
Ce n’est pas par hasard que René Grasset commence sa réflexion en opposant Jihad et Ratio. La manière dont l’Islam se dresse aujourd’hui face à l’Occident est comme celle de son autre refoulé : une vision religieuse du monde face à un monde, justement, qui a évolué en mettant le religieux à distance. Peu importe que l’affrontement se présente de façon violente ou pacifique, on ne confondra pas le symptôme avec ce qu’il dit et qui n’est qu’une répétition : l’Occident éprouve comme venant du dehors l’explication intime qu’il poursuit avec lui-même. C’est bien à ce débat qu’il faut en venir, et l’on comprend que le second texte touchant l’Islam (« Symboliques du voile ») soit repoussé à la fin du livre.
Le débat porte aussi bien sur le naturel que sur le surnaturel. Ou bien l’apologétique prend en otage la nature, pour qu’elle parle en quelque sorte naturellement de Dieu : c’est l’exploitation de l’angoisse, cet affect emblématique de la finitude (« Du bon usage de l’angoisse »). Ou bien l’athée récupère l’image de Jésus dans sa singularité humaine, jusqu’au point où celle-ci lui valut d’être divinisé ; car c’est une possibilité inscrite dans l’homme même que le Christ aurait authentifiée en s’installant radicalement dans l’utopie (« Et vous, qui dites-vous que je suis ? »).
Suivent deux textes qui se font en quelque sorte face : sur le prêtre (« la fonction métaphysique ») et sur le mariage (« l’amour marié »). On est là à deux limites de la société. « Être frontalier », le prêtre est situé « au point d’articulation où se joue, dans les sociétés, la question de la destinée humaine » – mais sa proposition est « d’ordre optionnel » (p. 100) ; « le Clerc délibérément athée » ne la lui conteste pas. Des deux côtés sont en jeu « la pensée et sa communication publique » (p. 104). C’est l’inverse avec l’amour, dont l’union libre (fût-elle durable) affirme le caractère asocial, tandis que le mariage sacramentel entend retirer le couple de toute fluctuation contractuelle.
Dans tous ces contextes, des visions opposées communiquent (intransitivement), non pas tant au sens où elles emprunteraient l’une à l’autre, plutôt dans celui où, exposée à l’autre, chacune retrouve quelque intuition de celle-ci en son propre sein et suivant sa visée propre. « Communication des valeurs », affirme le sous-titre. Soit une « communication des modèles » (p. 78) qui ferait signe, peut-être, vers quelque éthique de la discussion ; mais le terme, bien sûr, a aussi une connotation théologique : la « communication des idiomes » concerne, en christologie, la façon de parler de Dieu quand elle est appliquée à l’homme, et inversement la manière humaine de dire quand il s’agit de Dieu. La conséquence n’en est pas que tout est dans tout, au contraire : la contrariété ne cesse de travailler, réveillant les convictions du dedans par la provocation du dehors.
Au final, les deux textes sur les « symboliques du voile » et « l’Église et l’humanitaire » introduisent un motif marginal qu’on se plaira à souligner : la pudeur. Pudeur du vêtement, pudeur de la charité. Mgr Nédoncelle avait naguère émis (lors d’une conférence publiée dans un volume posthume) la thèse surprenante que la pudeur serait à la source de la sécularisation. Le religieux aujourd’hui se déroberait comme on masque son sentiment intime ; Dieu même serait un Dieu caché. En défendant pour sa part, dans le partage du laïque et du religieux, une certaine priorité de la « condition première », « naturelle » de l’homme, qui est aussi sa condition de sociabilité, René Grasset retrouve le sens du principe constitutionnel de laïcité – son sens positif. Mais le lecteur attentif aux méandres de la pensée de l’auteur, à la fois agile et d’une grande netteté, se pénètrera du sentiment que cette positivité n’est pas positivisme, et que son ressort profond finalement échappe. Il n’y a pas de vivre-ensemble sans pudeur.René Heyer