[On trouve tous les discours de Jean Paul II à la Rote romaine, depuis 1979, sur le site du Vatican.]
JEAN PAUL II
DISCOURS AUX PRÉLATS AUDITEURS, OFFICIELS ET AVOCATS
DU TRIBUNAL DE LA ROTE ROMAINE,
À L'OCCASION DE L’INAUGURATION
DE L’ANNÉE JUDICIAIRE
Lundi 28 janvier 2002
1. Je remercie vivement Monseigneur le Doyen qui, interprétant vos sentiments et
vos préoccupations, à travers de brèves observations et des données chiffrées, a
souligné votre travail quotidien et les questions graves et complexes qui sont
l'objet de vos jugements.
L'inauguration solennelle de l'année judiciaire m'offre l'agréable occasion
d'une rencontre cordiale avec ceux qui travaillent au Tribunal de la Rote
romaine - Prélats-auditeurs, Promoteurs de justice, Défenseurs du lien,
Officiers et Avocats - pour leur manifester ma satisfaction reconnaissante, mon
estime et mon encouragement. L'administration de la justice au sein de la
communauté chrétienne est un service précieux, car il constitue les prémisses
indispensables pour une charité authentique.
Votre activité judiciaire, comme l'a souligné Mgr le Doyen, concerne surtout les
causes de nullité de mariage. Dans cette matière, vous constituez, avec les
autres tribunaux ecclésiastiques et en ayant une fonction très particulière
parmi ceux-ci, que j'ai soulignée dans Pastor Bonus (cf. art. 126), une
manifestation institutionnelle spécifique de la sollicitude de l'Eglise pour
juger, selon la vérité et la justice, la question délicate concernant
l'existence ou non d'un mariage. Cette tâche des tribunaux dans l'Eglise
s'insère, en tant que contribution incontournable, dans le contexte de toute la
pastorale du mariage et de la famille. L'optique pastorale exige précisément un
effort constant d'approfondissement de la vérité sur le mariage et sur la
famille, également comme condition nécessaire pour l'administration de la
justice dans ce domaine.
2. Les propriétés essentielles du mariage - l'unité et l'indissolubilité - (cf.
C. de D.C., can. 1056; Code des Canons des Eglises orientales,
can. 776 3) - offrent l'occasion d'effectuer une réflexion fructueuse sur le
mariage lui-même. C'est pourquoi aujourd'hui, en faisant référence à ce que j'ai
déjà eu l'occasion de traiter dans mon discours de l'année dernière à propos de
l'indissolubilité (cf. AAS, 92 [2000], pp. 350-355), je désire considérer
l'indissolubilité comme un bien pour les époux, pour les enfants, pour l'Eglise
et pour l'humanité tout entière.
Il est important de présenter de façon positive l'union indissoluble, pour en
redécouvrir le bien et la beauté. Il faut tout d'abord dépasser la vision de
l'indissolubilité comme restriction à la liberté des contractants, et donc comme
un poids, qui peut parfois devenir insupportable. L'indissolubilité, selon cette
conception, est vue comme une loi extrinsèque au mariage, comme l'"imposition"
d'une norme contre les attentes "légitimes" d'une réalisation ultérieure de la
personne. A cela s'ajoute l'idée assez répandue, selon laquelle le mariage
indissoluble serait le propre des croyants, raison pour laquelle ceux-ci ne
peuvent pas prétendre l'"imposer" à la société civile dans son ensemble.
3. Pour apporter une réponse valable et exhaustive à cette question, il faut
partir de la Parole de Dieu. Je pense concrètement au passage de l'Evangile de
Matthieu, qui rapporte le dialogue de Jésus avec quelques pharisiens, puis avec
ses disciples, au sujet du divorce (cf. Mt 19, 3-12). Jésus dépasse
radicalement les discussions d'alors sur les motifs qui pouvaient autoriser le
divorce, en affirmant: "C'est en raison de votre dureté de coeur que Moïse vous
a permis de répudier vos femmes; mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi" (Mt
19, 8).
Selon l'enseignement de Jésus, c'est Dieu qui a uni par le lien conjugal
l'homme et la femme. Certes, cette union a lieu à travers le consentement libre
des deux personnes, mais ce consentement humain porte sur un dessein qui est
divin. En d'autres termes, c'est la dimension naturelle de l'union, et plus
concrètement la nature de l'homme modelé par Dieu lui-même, qui fournit la clef
de lecture indispensable des propriétés essentielles du mariage. Leur
renforcement supplémentaire dans le mariage chrétien, à travers le sacrement
(cf. can. 1056), repose sur un fondement de droit naturel, qui, s'il venait à
faire défaut, rendrait incompréhensible l'oeuvre salvifique elle-même et
l'élévation que le Christ a accomplie une fois pour toutes à l'égard de la
réalité conjugale.
4. D'innombrables hommes et femmes de tous les temps et de tous les lieux se
sont conformés à ce dessein divin naturel, avant même la venue du Sauveur, et de
nombreux autres s'y conforment après sa venue, même sans le connaître. Leur
liberté s'ouvre au don de Dieu, que ce soit au moment de se marier, ou bien tout
au long de leur vie conjugale. Toutefois, il subsiste toujours la possibilité de
se rebeller contre ce dessein d'amour: c'est alors que se présente à nouveau
cette "dureté de coeur" (cf. Mt 19, 8) en raison de laquelle Moïse
autorisa la répudiation, mais que le Christ a définitivement vaincue. Il faut
répondre à ces situations par l'humble courage de la foi, d'une foi qui soutient
et corrobore la raison même, afin qu'elle soit en mesure de dialoguer avec tous
à la recherche du véritable bien de la personne humaine et de la société.
Considérer l'indissolubilité non pas comme une norme juridique naturelle, mais
comme un simple idéal, ôte son sens à la déclaration sans équivoque de
Jésus-Christ, qui a absolument refusé le divorce car "dès l'origine il n'en fut
pas ainsi" (Mt 19, 8).
Le mariage "est" indissoluble: cette propriété exprime une dimension de son
caractère objectif, il ne s'agit pas d'un pur fait subjectif. En conséquence, le
bien de l'indissolubilité est le bien du mariage lui-même; et l'incompréhension
du caractère indissoluble constitue l'incompréhension du mariage dans son
essence. Il s'ensuit que le "poids" de l'indissolubilité et les limites que
celle-ci comporte pour la liberté humaine ne sont autre que le revers, pour
ainsi dire, de la médaille, face au bien et aux potentialités contenues dans
l'institution matrimoniale en tant que telle. Dans cette perspective, cela n'a
pas de sens de parler d'"imposition" de la part de la loi humaine, car celle-ci
doit refléter et sauvegarder la loi naturelle et divine, qui est toujours une
vérité libératrice (cf. Jn 8, 32).
5. Cette vérité sur l'indissolubilité du mariage, comme tout le message
chrétien, est destinée aux hommes et aux femmes de chaque temps et de chaque
lieu. Afin que cela s'accomplisse, il est nécessaire que cette vérité soit
témoignée par l'Eglise et, en particulier, par chaque famille en tant qu'"église
domestique", dans laquelle le mari et la femme se reconnaissent mutuellement
liés pour toujours, par un lien qui exige un amour toujours renouvelé, généreux
et prêt au sacrifice.
On ne peut pas se rendre à la mentalité favorable au divorce: la confiance
dans les dons naturels et surnaturels de Dieu à l'homme ne le permet pas.
L'activité pastorale doit soutenir et promouvoir l'indissolubilité. Les aspects
doctrinaux doivent être transmis, éclaircis et défendus, mais les actions
cohérentes sont encore plus importantes. Quand un couple traverse des
difficultés, la compréhension des pasteurs et des autres fidèles doit être unie
à la clarté et à la force, en rappelant que l'amour conjugal est la voie pour
résoudre la crise de façon positive. Précisément parce que Dieu les a unis, mari
et femme, en vertu d'un lien indissoluble, en employant toutes leurs ressources
humaines avec bonne volonté, mais surtout en ayant confiance dans l'aide de la
grâce divine, ils peuvent et ils doivent sortir renouvelés et fortifiés des
moments d'égarement.
6. Lorsque l'on considère le rôle du droit dans les crises matrimoniales, on
pense trop souvent et presque exclusivement aux procès qui ratifient la nullité
du mariage ou bien la dissolution du lien. Cette mentalité s'étend parfois
également au droit canonique, qui apparaît ainsi comme la voie pour trouver des
solutions de conscience aux problèmes matrimoniaux des fidèles. Cela peut être
vrai, mais ces solutions éventuelles doivent être examinées de façon à ce que
l'indissolubilité du lien, si celui-ci apparaît contracté de façon valide,
continue à être sauvegardée. La position de l'Eglise est même favorable à
convalider, si possible, les mariages nuls (Cf. C. de D.C, can. 1676;
Code des Canons des Eglises orientales, can. 1362). Il est vrai que la
déclaration de nullité du mariage, selon la vérité acquise à travers le procès
légitime, ramène la paix dans les consciences, mais cette déclaration - et cela
vaut également pour la dissolution du mariage ratifié et non consommé et pour le
privilège de la foi - doit être présentée et réalisée dans un contexte ecclésial
profondément en faveur du mariage indissoluble et de la famille fondée sur
celui-ci. Les conjoints eux-mêmes doivent être les premiers à comprendre que ce
n'est que dans la recherche loyale de la vérité que se trouve le véritable bien,
sans exclure a priori la convalidation possible d'une union qui, tout en n'étant
pas encore matrimoniale, contient des éléments de bien, pour eux et pour les
enfants, qui doivent être attentivement évalués, en conscience, avant de prendre
une décision différente.
7. L'activité judiciaire de l'Eglise, qui dans sa spécificité est elle aussi
une activité véritablement pastorale, s'inspire du principe de l'indissolubilité
du mariage et tend à en garantir le caractère effectif dans le Peuple de Dieu.
En effet, sans les procès et les sentences des tribunaux ecclésiastiques, la
question sur l'existence ou non d'un mariage indissoluble des fidèles serait
reléguée à la seule conscience de ces derniers, en courant le risque évident de
subjectivisme, en particulier lorsque règne dans la société civile une profonde
crise à propos de l'institution du mariage.
Toute sentence juste de validité ou de nullité du mariage est une contribution à
la culture de l'indissolubilité, que ce soit dans l'Eglise ou dans le monde. Il
s'agit d'une contribution très importante et nécessaire: en effet, elle se
situe sur un plan immédiatement pratique, en apportant une certitude non
seulement aux personnes concernées, mais également à tous les mariages et aux
familles. En conséquence, une déclaration injustifiée de nullité, s'opposant à
la vérité des principes normatifs ou des faits, revêt une gravité particulière,
car son lien officiel avec l'Eglise favorise la diffusion d'attitudes où
l'indissolubilité est soutenue en théorie, mais oubliée dans la vie.
Parfois, au cours des dernières années, on a contrecarré le traditionnel "favor
matrimoni", au nom d'un "favor libertatis" ou "favor personae".
Dans cette dialectique, il est évident que le thème de fond est celui de
l'indissolubilité, mais l'antithèse est encore plus radicale car elle concerne
la vérité même sur le mariage, plus ou moins ouvertement relativisée. Contre la
vérité d'un lien conjugal, il n'est pas correct d'invoquer la liberté des
contractants qui, en l'assumant librement, se sont engagés à respecter les
exigences objectives de la réalité matrimoniale, qui ne peut pas être altérée
par la liberté humaine. L'activité judiciaire doit donc s'inspirer d'un "favor
indissolubilitatis", qui ne signifie pas bien sûr un préjugé contre les justes
déclarations de nullité, mais la conviction réelle du bien en jeu lors des
procès, ainsi que l'optimisme toujours renouvelé qui provient du caractère
naturel du mariage et du soutien du Seigneur aux époux.
8. L'Eglise et chaque chrétien doivent être lumière du monde: "Ainsi votre
lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes
oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux" (Mt 5, 16). Ces
paroles de Jésus trouvent aujourd'hui une application singulière à propos du
mariage indissoluble. Il pourrait presque sembler que le divorce est tellement
enraciné dans certains milieux sociaux, que cela ne vaut presque pas la peine de
continuer à le combattre, en diffusant une mentalité, des coutumes sociales et
une législation civile en faveur de l'indissolubilité. Pourtant cela en vaut la
peine! En réalité, ce bien se situe précisément à la base de la société tout
entière, comme condition nécessaire à l'existence de la famille. Son absence a
donc des conséquences dévastatrices, qui se diffusent dans le corps social comme
une plaie - selon le terme utilisé par le Concile Vatican II pour décrire le
divorce (cf.
Gaudium et spes, n. 47) - , et qui influent de façon négative sur les
nouvelles générations, auxquelles on cache la beauté du mariage véritable.
9. Le témoignage essentiel sur la valeur de l'indissolubilité est donné à
travers la vie matrimoniale des conjoints, dans la fidélité à leur lien à
travers les joies et les épreuves de la vie. La valeur de l'indissolubilité ne
peut cependant être considérée l'objet d'un pur choix privé: il s'agit d'un des
fondements de la société tout entière. C'est pourquoi, tout en encourageant les
nombreuses initiatives que les chrétiens et d'autres personnes de bonne volonté
promeuvent pour le bien des familles (par exemple les célébrations des
anniversaires de mariage), on doit éviter le risque de la permissivité dans des
questions de fond concernant l'essence du mariage et de la famille (cf. Lettre
aux familles, n. 17).
Parmi ces initiatives, ne peuvent manquer celles qui visent à la
reconnaissance publique du mariage indissoluble dans les réglementations
juridiques civiles (cf. Ibid., n. 17). Une ferme opposition à toutes les mesures
légales et administratives qui introduisent le divorce ou qui rendent les unions
de fait équivalentes au mariage, y compris les unions homosexuelles, doit être
accompagnée par une attitude de proposition, à travers des mesures juridiques
qui tendent à améliorer la reconnaissance sociale du mariage véritable, dans le
cadre des lois qui admettent malheureusement le divorce.
D'autre part, les agents du droit dans le domaine civil doivent éviter d'être
personnellement impliqués dans ce qui peut nécessiter une coopération au
divorce. En ce qui concerne les juges, cela peut être difficile, car les lois ne
reconnaissent pas une objection de conscience les exemptant de prononcer une
sentence. En raison de motifs graves et justifiés, ils peuvent donc agir selon
les principes traditionnels de la coopération matérielle au mal. Mais ils
doivent eux aussi trouver des moyens efficaces pour favoriser les unions
matrimoniales, en particulier à travers une oeuvre de conciliation sagement
conduite.
Les avocats, en tant qu'exerçant une profession libérale, doivent toujours
refuser d'utiliser leurs compétences professionnelles en vue d'une finalité
contraire à la justice comme l'est le divorce; ils peuvent seulement collaborer
à une action dans ce sens lorsque celle-ci, dans l'intention du client, ne vise
pas à la rupture du mariage, mais bien à d'autres effets légitimes que l'on ne
peut obtenir qu'à travers la voie judiciaire dans une réglementation déterminée
(cf. Catéchisme de l'Eglise catholique, n. 2383). De cette façon, grâce à
leur oeuvre d'aide et de pacification des personnes qui traversent des crises
matrimoniales, les avocats servent vraiment les droits des personnes, et évitent
de devenir de simples techniciens au service d'intérêts quelconques.
10. Je confie à l'intercession de Marie, Reine de la famille et Miroir de
justice, le développement de la conscience de tous à propos du bien de
l'indissolubilité du mariage. Je lui confie également l'engagement de l'Eglise
et de ses fils, ainsi que celui de nombreuses autres personnes de bonne volonté,
dans cette cause si décisive pour l'avenir de l'humanité.
Avec ces voeux, en invoquant l'assistance divine sur votre activité, chers
Prélats-auditeurs, Officiers et Avocats de la Rote romaine, je donne à tous,
avec affection, ma Bénédiction.